Commission d'enquête mutations Haute fonction publique

Réunion du 20 juin 2018 à 14h00

Résumé de la réunion

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La réunion

Source

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Notre première audition de cet après-midi est celle de Mme Marylise Lebranchu.

Madame la Ministre, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Je rappelle que vous avez été ministre de la décentralisation, de la fonction publique et de la réforme de l'État. Dans vos fonctions, vous avez engagé plusieurs réformes concernant notamment la haute administration. Ces réformes ont connu des fortunes diverses et c'est pour en parler que nous avons souhaité vous rencontrer.

C'est donc le regard que vous portez sur le fonctionnement de la haute administration et sur les réformes qui vous paraissent nécessaires qui nous intéressent.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marylise Lebranchu prête serment.

Debut de section - Permalien
Marylise Lebranchu

Je ne suis plus en fonction depuis plusieurs mois, mais je vais vous faire part de quelques faits marquants observés pendant trois ans et demi passés au gouvernement.

Nous avons une très bonne fonction publique, je l'ai réappris en étant ministre, mais celle-ci est extrêmement pyramidale. Ceux qui proposent les décisions aux politiques sont aussi ceux qui sont le plus loin des réalités de contact des citoyens et usagers des services publics. On avait fait le même constat pour les groupes privés : là aussi, celui qui prenait la direction était sans doute le plus éloigné du produit final sur le terrain. Cette fonction publique ne s'est par ailleurs pas située entre la décentralisation et l'Europe. Elle est également caractérisée par le poids prédominant de Bercy.

Nous avions décidé d'améliorer les règles applicables en matière de déontologie, de conflits d'intérêts ou de lanceurs d'alerte, avec des apports du Sénat.

On n'a pas réglé un problème quasi immatériel sur lequel il va falloir que vous trouviez des solutions matérielles, ce ne sera pas simple, surtout juridiquement parlant : c'est ce que j'appelle l'impossible réforme des grands corps.

Je peux vous livrer une anecdote, pour situer ce sujet. Faisant le tour des grands services, grandes directions, grandes administrations centrales, on constate que dans certaines administrations centrales, on manque de personnes pour prendre des postes de responsabilité : chef de service, directeur, etc. Je propose au président de la République, au cours d'un conseil des ministres, d'enlever deux sorties de l'ENA, une au Conseil d'État, l'autre à la Cour des comptes, une année, pour flécher, en particulier sur le ministère de l'environnement qui a besoin de structurer des équipes.

Ça n'a jamais été fait, parce que, lorsque vous touchez aux grands corps, et en particulier ceux-là, vous recevez des coups de fil du directeur de cabinet, du secrétaire général de l'Élysée, de Matignon, disant : « ce n'est pas possible, nous, on a besoin de ces jeunes-là, on a besoin de se renouveler ». Un mot d'ailleurs m'est resté gravé dans la mémoire : « on a besoin de formater les jeunes ». On n'a jamais enlevé ces 2 postes donc.

Il faut que ceux qui vont être inspecteur des finances, rentrer dans un grand corps, peu importe lequel, mais je mets les inspecteurs généraux des finances en premier, eh bien, ils doivent d'abord exercer quelques années, 4-5 ans peut-être, sur des territoires, soit en déconcentré - et pas dans le cabinet du préfet seulement -, si possible dans une collectivité territoriale, peut-être dans des entreprises, même si c'était beaucoup plus difficile et à mon avis moins utile.

J'ai fait cette proposition, et demandé à un groupe d'universitaires, ainsi qu'à un ancien directeur de l'ENA, de travailler cette question. J'ai vu alors là aussi le mur se lever, le secrétaire général du gouvernement, le Conseil d'État, la Cour des comptes et tous les chefs de corps. Je les ai d'ailleurs réunis une fois, et au cours de cette réunion, la seule personne qui se sentait intruse, c'était moi.

Dans les noms des principaux responsables de banques ou de grands groupes, on retrouve des énarques. C'est un concours formidable, mais la scolarité ne dure que deux ans, on ne peut pas tout y apprendre ! Je me souviens qu'une proposition que j'ai faite comme secrétaire d'État aux PME a mis vingt ans à être mise en oeuvre. Le directeur de cabinet de mon ministre de l'époque m'avait demandé de recevoir le président de l'Association française des banques pour qu'il m'explique pourquoi il ne fallait pas faire cette réforme.

Je m'interroge sur la facilité pour eux d'exercer ces fonctions. On pourra prévenir les conflits d'intérêts, mais il est plus difficile de lutter contre ce que Raymond Barre appelait le microcosme.

Ce que l'on dit de la mobilité des fonctionnaires vers le privé est faux : celle-ci n'enrichit pas la fonction publique. Il y a par ailleurs une pensée unique sur la dépense publique.

La haute fonction publique connaît des inégalités énormes de rémunération en raison des primes. Progressivement, les rémunérations dans les établissements publics ont beaucoup monté.

Derrière les arbitrages interministériels, on reconnaît souvent la main de la direction du budget. Pour cette direction, la réduction de la dépense publique se réalise par des ETP en moins, alors que l'ensemble des évaluations de politiques publiques que nous avons réalisées ont permis de dégager 5 milliards d'euros d'économies.

Je n'ai présenté ici que l'aspect négatif des choses et la grande majorité de la fonction publique n'est pas concernée par ces observations.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Êtes-vous favorable à une interdiction des allers-retours avec le secteur privé ? Quelles dispositions devraient être prises pour renforcer la lutte contre les conflits d'intérêts, voire les conflits d'influence ?

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

La cause de notre réflexion était les migrations de la haute fonction publique dont les grands corps sont les spécialistes. Ce que vous dites montre très clairement qu'il y a une sorte de blocage de la réforme, avec un État dans l'État. Des propositions de bon sens peuvent paraître révolutionnaires à ces hauts fonctionnaires. Comment sabote-t-on une réforme ?

Debut de section - Permalien
Marylise Lebranchu

Je pense qu'il faut être beaucoup plus rigide sur la réglementation des allers-retours avec le privé. Il faut des mobilités. Mais il n'y en a pas assez vers l'étranger par exemple. Quand on rentre d'un poste à l'étranger, on a été oublié. Il faut au contraire encourager ce type de départs. La France n'a pas assez de présence de fonctionnaires sur des territoires où on nous a demandé des écoles de service public. Le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, avait essayé de développer cela.

Si quelqu'un part dans le monde bancaire, il ne doit pas pouvoir revenir dans les directions de Bercy concernées, pour 5 ou 10 ans, voire pour toujours. On ne peut pas humainement se détacher complétement de ce qu'on vient de vivre.

Les chefs de corps sont peu concernés par la déontologie. Il faut les rendre responsables en exigeant un avis écrit de leur part.

Je pense qu'il ne faut pas multiplier les allers-retours. Une remise à niveau peut être nécessaire au retour parfois. Un contrôle renforcé doit être mis en place pour le retour du privé.

Concernant les saboteurs, je ne pense pas que ce soit global et organisé. Cela arrive sur des décisions ministérielles, mais pas sur la loi. En revanche, je plaide pour un spoil system à la française. Il faut que les personnes qui travaillent dans les cabinets soient des politiques et que les directeurs puissent s'engager à suivre ce qu'on propose. Un directeur m'avait demandé de partir en reconnaissant qu'il n'aurait pas été capable de mettre en oeuvre les réformes que j'allais proposer.

J'ai eu à traiter des rémunérations, c'est l'enfer pour avoir des éléments sur les rémunérations, la liste des plus hauts salaires de la haute fonction publique. Vous êtes ministre de la fonction publique, vous pensez qu'il faut trois minutes pour obtenir ce que vous voulez mais non, il faut du temps, le Secrétaire général du Gouvernement vous appelle pour vous demander si c'est vraiment utile, si vraiment vous avez besoin de regarder ça et vous dit surtout, ce n'est pas public. J'ai dit, attendez, toute rémunération publique est publique. Moi je suis d'accord pour que l'ambassadeur de France en Afghanistan soit très cher payé. Peut-être que dans d'autres ambassades c'est moins justifié mais donc, on est capable de comprendre.

En résumé, il faut des cabinets restreints et des administrations plus en phase politiquement. Cela pose des difficultés lorsque les personnes qui travaillent en cabinet ont vocation à revenir sous les ordres de la personne qu'ils auront éventuellement dérangée lorsqu'ils occupaient leurs fonctions.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Les allers-retours entre les cabinets et l'administration posent donc problème. Le secrétaire général du Gouvernement n'est pas un quelconque directeur d'administration. C'est un conseiller d'État qui peut bloquer au plus haut niveau le dispositif.

Debut de section - Permalien
Marylise Lebranchu

Il ne pourra pas arrêter une proposition très politique, mais son écriture en droit pourra être compliquée. Une personne responsable dans une administration peut court-circuiter son ministre, même involontairement, avec un coup de fil à Matignon. Un haut fonctionnaire m'avait reproché de déstabiliser la République.

Sur les textes réformant les collectivités territoriales, dont tout le monde connaît le caractère sinueux, il y a des moments, on se demandait comment les choses s'étaient vraiment passées. Une personne responsable dans une administration peut court-circuiter son ministre, qui reçoit un coup de fil de Matignon, un coup de fil de l'Élysée. Certains rencontrent le secrétaire général de l'Élysée qui dit, on ne peut pas laisser faire ça.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Concernant le rôle de Bercy, j'ai le sentiment que si on ne cherchait pas seulement à faire des économies à l'occasion de chaque réforme, les choses seraient différentes. Le critère budgétaire est tellement important qu'il commande tout le reste.

Debut de section - Permalien
Marylise Lebranchu

C'est vrai et la direction du budget estime qu'on lui demande de jouer ce rôle. Il manque en France une véritable dimension interministérielle. J'ai essayé de réfléchir au niveau interministériel sur la réforme de l'action publique. Mais ce sont des rares occasions et pour le reste, la Direction du Budget prend par tranche et, on ne veut pas utiliser le mot, mais elle rabote. Vous avez par exemple un pôle où il y a plusieurs agences et la direction du budget dit qu'il faut couper dans les agences. Non, il faut regarder, à mon avis, en amont, quelles sont les agences qui sont utiles et celles qui ne servent plus à rien, et là il y a encore du travail à faire, on a commencé, on n'a pas fini, en revanche, dire à tout le monde ce sera moins X % ça se traduit en ETP, cela ne marche pas.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Ne serait-ce pas le travail du Premier ministre voire du Président de la République ?

Debut de section - Permalien
Marylise Lebranchu

Je défends ce que Jean-Marc Ayrault avait fait sur les comités interministériels pour la modernisation de l'action publique. On se voyait tous les deux mois au sujet de l'évaluation des politiques publiques. Cela s'est arrêté, car la culture de l'interministérialité est insuffisante. Il faudrait que le ministre chargé de la réforme de l'État soit un ministre d'État et non un secrétaire d'État rattaché au Premier ministre, afin de pouvoir convoquer ses collègues.

J'ajoute qu'à la direction du budget, j'ai constaté une méconnaissance totale des collectivités territoriales.

Debut de section - PermalienPhoto de Maryvonne Blondin

Qu'en est-il des mobilités dans nos provinces, à l'exception des stagiaires de l'ENA qui sont présents pour six mois ? Les hauts fonctionnaires craignent d'être oubliés lorsqu'ils sont dans les collectivités.

Comment travaille la commission de déontologie ?

Debut de section - PermalienPhoto de André Vallini

Je partage ce que vous avez dit. Ne doit-on pas interdire aux hauts fonctionnaires qui sont allés pantouflés de revenir après une durée de un ou cinq ans ? Ne peut-on pas obliger les hauts fonctionnaires, en particulier ceux issus des trois grands corps, à aller travailler au moins cinq ans dans les territoires ?

Debut de section - Permalien
Marylise Lebranchu

J'ai remarqué qu'il y a un sentiment de punition de devoir quitter les hautes sphères pour les collectivités territoriales, alors que partir pour un établissement public bien rémunéré est plus valorisant.

Quand j'ai proposé de déconcentrer le fonds d'intervention pour la sauvegarde de l'artisanat et du commerce (FISAC), la réponse immédiate du fonctionnaire d'administration centrale a été : « Ils ne sauront pas faire ». La création de l'Institut nationale des études territoriales (INET) est un élément très important. Je regrette que cette école n'ai pas été enthousiaste sur son rapprochement avec l'ENA.

Les mines et les ponts sont principalement partis vers les régions, parfois les métropoles, mais peu dans les départements.

Pour moi, cette mobilité devrait être obligatoire. À la direction générale des collectivités locales, il y avait plus de contrôleurs que de contrôlés. IL faut aussi que les élèves de l'INET fassent des mobilités en administration centrale ou dans les hôpitaux. Des mobilités vers les lycées ou les universités pourraient également être envisagées.

Au cours de leurs deux années de scolarité, les stagiaires de l'ENA vont découvrir un grand groupe privé et une préfecture. Ce n'est pas suffisant pour connaître l'organisation territoriale de la République !

Sur la commission de déontologie, il faut qu'une personne regarde de très près et en responsabilité chaque cas. Je voudrais que les chefs de corps fournissent un écrit qui les engage, y compris au niveau pénal en cas de conflit d'intérêts.

Lorsqu'une entreprise privée accueille un haut fonctionnaire, elle sait qu'il sera son relais lorsqu'il repartira. Il doit donc y avoir un document qui retrace ce que le haut fonctionnaire a fait dans l'entreprise dans laquelle il est parti.

Pour Bercy, une collectivité territoriale est une machine à dépenser et non pas à exercer des compétences.

Debut de section - PermalienPhoto de Benoît Huré

Votre témoignage nous permet de continuer à esquisser les contours d'une nouvelle façon d'exercer la décision publique. On constate une grande différence entre les fonctionnaires d'administration centrale et ceux au niveau opérationnel, sur lesquels l'administration a fléché les économies à réaliser en termes d'ETP, alors qu'elles sont au contact des usagers.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Pemezec

Au fur et à mesure que nous avançons et que nous recevons un certain nombre de personnes en audition, je découvre à chaque fois que ce sont des gens particulièrement brillants. Je suis assez respectueux de cette compétence et je ne suis pas forcément choqué par les niveaux de rémunérations. Il est certain que dans ce pays, il existe une certaine hypocrisie en ce qui concerne l'argent.

Ce qui me choque est le traitement différent selon qu'on est élu ou fonctionnaire. Les élus sont surveillés, alors que ces hauts fonctionnaires échappent à tout contrôle. Pourquoi ne sont-ils pas soumis à des déclarations d'intérêt ou de patrimoine ? On devrait rétablir une égalité de traitement. Il y a une sorte de confiscation du pouvoir par une caste de hauts fonctionnaires.

Je considère néanmoins que la mobilité vers le privé est une source d'enrichissement.

Debut de section - Permalien
Marylise Lebranchu

La solution juridique est difficile à trouver pour lutter contre le microcosme et les dîners du 7e arrondissement, qui m'ont toujours impressionné. Cela existe aussi en matière de nominations. C'est le secrétaire général de l'Élysée ou son adjoint qui suggère les noms. On retrouve les mêmes qui vont d'un poste à un autre. Vous citiez le secrétaire général du gouvernement, lui, estimait qu'il était le RH. Puis vous avez le ministère de l'Intérieur qui estime être plutôt le RH et du coup, le comité interministériel de la modernisation de l'action publique s'arrête. Il n'y en a plus parce que l'intérieur pense que c'est à lui de faire ça, et ne veut pas voir Bercy, parce que si Bercy vient ils vont forcément couper des fonds.

François Hollande avait dit que tout le monde se prend les pieds dans la réforme de l'État.

Plus les gens sont brillants, plus il est nécessaire de savoir où ils vont. Sur tous les postes de responsabilité, on a beaucoup progressé et des déclarations d'intérêts sont désormais exigées. Les propositions de nominations doivent revenir à une direction des ressources humaines de l'État, aux côtés du Premier ministre, pour que ce travail ne soit pas fait que par des membres de cabinet.

Sur les publications de rémunérations, ce sont les fonctionnaires issus des ponts et des mines au ministère de l'environnement qui ont les plus fortes rémunérations. Il faut remettre cette question des rémunérations sur la table. Certaines sont méritées, mais il faut que les choses soient transparentes pour être acceptables.

En France, le « buzz » sur les rémunérations des grands patrons crée ce murmure bruyant qui rend les gens en colère. J'étais fière avec François Hollande d'avoir plafonné le salaire des patrons des entreprises publiques. Le problème est qu'on a oublié le salaire des adjoints de ces patrons.

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Les hauts fonctionnaires sont amenés à faire des déclarations d'intérêts depuis l'année dernière. Elles sont certes moins poussées que celles demandées aux élus, c'est donc peut être insuffisant pour contrôler les conflits d'intérêts.

Le principal frein à une mobilité sur les territoires est la question des primes qui est très différente selon les administrations. Notre commission aura sur ce point des propositions à faire.

Debut de section - Permalien
Marylise Lebranchu

On a été aussi loin qu'on a pu sur les conflits d'intérêts. Les chefs de corps devraient avoir accès pour une personne qui postule à l'ensemble des données permettant de contrôler des conflits d'intérêts. Il faut faire évoluer le fonctionnement de la commission de déontologie et lui donner des moyens.

Sur les primes, j'ai été choquée au départ de ne pas en avoir la liste et de constater cette disparité entre ministères. Personne ne veut partir de Bercy pour aller à la Justice par exemple. Seuls les préfets postulent car quand ils ne sont plus en préfecture, ils perdent en niveau de vie.

Le principal frein à une mobilité, on va dire, de hauts fonctionnaires sur le territoire et notamment vers les collectivités locales, ce sont les primes, puisque si effectivement chacun est rémunéré de manière identique en fonction de son indice, qu'il soit en poste dans son ministère de tutelle, à Bercy ou dans une collectivité locale, la part variable de sa rémunération est très différente, et il est difficile de comprendre qu'un poste de directeur en Dreal soient moins bien payé qu'un poste de chef de bureau à Paris ; parce que Paris c'est l'administration centrale, et quand on est chef de bureau au ministère chargé de la transition écologique, on sera moins bien payé qu'un chef de bureau à Bercy. C'est un des principaux freins à la mobilité des fonctionnaires de catégorie A.

La réunion est suspendue à 15h10.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Nous entendons maintenant M. Sylvain Laurens maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales.

Monsieur vos travaux de sociologue vous ont conduit à vous pencher tous particulièrement sur les liens entre intérêts publics et privés au niveau européen.

Comme vous le savez peut-être notre commission d'enquête porte sur la France mais la question de l'influence du droit et des pratiques européennes se pose.

Nous attendons donc vos éclairages sur cette question et sur le point de savoir, éventuellement, dans quelle mesure elle concerne les hauts fonctionnaires français.

Avant de vous laisser la parole je dois vous demander de prêter serment en vous rappelant que tout faux témoignage devant la commission d'enquête et toute subornation de témoin serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ?

Levez-la main droite et dites « Je le jure ».

Je vous remercie.

Après votre propos liminaire, je passerai la parole à M. le Rapporteur puis à Mmes et MM. les commissaires pour vous poser des questions.

Nous vous écoutons.

Debut de section - Permalien
Sylvain Laurens

Mesdames et messieurs les sénateurs,

Cette commission d'enquête est une bonne chose si elle peut déboucher sur des mesures permettant de limiter les conflits d'intérêt et le détournement des ressources publiques.

Je profiterai du temps qui m'est imparti pour revenir sur ce que l'on sait aujourd'hui assez précisément des rapports entre la haute fonction publique et les intérêts privés. Nombre de chiffres que je vais citer aujourd'hui sont tirés de mes propres recherches ou ont été produits par d'autres chercheurs au prix de longues heures de travail. Je précise donc en préambule que beaucoup des chercheurs que je vais citer aujourd'hui sont des sociologues. Ils sont issus d'une discipline sur laquelle il est coutume de projeter tous les maux de notre société et qu'on accuse régulièrement de produire des chômeurs voire de fournir des excuses au terrorisme. Certains de ces chercheurs ne trouvent pas de postes et sont confinés dans la précarité depuis de longues années en raison d'une politique malthusienne de recrutements qui tue à petits feux des domaines entiers de la recherche et éteint les vocations. Sans la sociologie et notamment la sociologie de la haute administration, nous n'aurions pas les éléments factuels que je vais présenter aujourd'hui, ce qui constituerait un vrai problème civique. Je regrette finalement qu'on ne se tourne vers les sciences sociales que lorsqu'on a besoin de ce type de données qui sont des connaissances essentielles en prélude à toute action politique.

Mon intervention se déroulera en trois points. Tout d'abord je poserai quelques chiffres dressant un constat sur les rapports entre la haute fonction publique et le secteur privé sur le plan des formations, des grandes écoles et des carrières. Ces premiers chiffres permettront de donner des précisions sur le type de mélange des genres que peut produire de façon très ordinaire notre haute administration. J'en arriverai donc naturellement à mon second point qui consistera à décrire les formes communes de conflits d'intérêt sur lesquels le législateur devrait me semble-t-il être vigilant. Cela m'amènera alors dans un dernier temps, à suggérer une série de mesures très simples et le plus souvent sans coût financier pour l'État pour permettre d'avancer dans la voie de rapports plus sains entre la haute fonction publique et le secteur privé.

Je débuterai donc mon premier point avec une série d'éléments chiffrés sur les rapports entre la haute fonction publique et le secteur privé. Quand on aborde cette question il semble nécessaire de savoir de quoi l'on parle avec précision. Dans le cadre d'une étude menée pour le compte de l'ENA en 2015, deux chercheurs de mon laboratoire, François Denord et Sylvain Thine, ont produit une enquête statistique sur 1145 énarques diplômés depuis 1983. Cette étude éclairante permet d'emblée de cerner le sujet qui nous concerne ici.

Je vais commencer par donner une première série de chiffres : 78% de ces énarques n'ont jamais exercé de responsabilité en entreprise. Pour ce qui est d'un passage dans le privé : on estime donc que 22% des énarques diplômés depuis 1983 ont déjà rejoint une entreprise publique ou privée au fil de leur carrière. 8% semblent avoir quitté l'État définitivement. Ce taux de mobilité autour de 8% est stable depuis les années 1980. Ajoutons que, quand il s'opère, ce passage dans le privé s'effectue en moyenne autour de la neuvième année après la sortie de l'ENA.

Il est possible que certaines des personnes auditionnées par votre commission s'arrêtent à ces premiers chiffres et considèrent qu'il n'y a donc aucun problème ou qu'on exagérerait les problèmes posés par cette question des rapports entre haute administration et secteur privé. Certains pourraient aussi s'arrêter à l'enquête exhaustive menée par François Xavier Dudouet et Eric Grémont en 2010 qui constataient que si les patrons issus de la haute fonction publique au sens large représentaient 55% en 1997, ce chiffre semblant décliner en 2007, 2008 pour s'établir à 49%. Denord et Thine rappellent que les énarques représentent actuellement seulement 7 des 40 patrons du CAC 40. On pourrait aussi remarquer que seuls 26% des états-majors du CAC 40 venaient de la haute administration en 2007 (pour reprendre les chiffres donnés par Dudouet et Joly en 2010 dans leur article pour la revue Sociologies pratiques)

S'arrêter à ces chiffres pour clamer l'inexistence d'un problème relèverait cependant d'une forme d'illettrisme scientifique. Et ce pour au moins deux raisons. Tout d'abord on ne peut limiter la question des rapports entre privé et public à la question du nombre de haut-fonctionnaires devenus PDG du CAC 40, surtout dans une séquence historique où les grands groupes français anciennement adossés à l'État se sont européanisés voire mondialisés se dotant de PDG ajustés à leurs stratégies. Ensuite car ces chiffres moyens connaissent bien sûr d'importantes disparités selon les corps administratifs.

Pour les énarques inspecteurs des finances, le passage dans le privé au fil de la carrière concerne 75,5% des agents depuis 1983 avec au moins 34% pour lesquels on peut considérer que le passage est définitif ou durable. Je me permets de m'attarder et de redire ce chiffre car il est primordial : 75,5 % des énarques devenus inspecteurs des finances depuis 1983 sont passés par le privé. 34% ont passé plus de temps dans le privé que dans le public.

Pour les énarques auditeurs à la Cour des comptes, 45,3% d'entre eux sont passés au moins temporairement dans le privé et pour 20,3% d'entre eux le passage est durable ou définitif.

Pour les énarques auditeurs au conseil d'État, on estime à 37,7% les agents qui ont expérimenté un passage dans le privé dont au moins 11,5% de façon durable et définitive.

Cette situation comporte un contraste très fort avec le corps des administrateurs civils ou simplement 20,4% des énarques du corps ont depuis 1983 connu un passage dans le privé et seulement 7,6% y sont restés.

Si cette commission sénatoriale souhaite s'attaquer à la question des revolving door, à la question des passages du public au privé, elle doit dès lors trouver un moyen d'orienter le travail des agents qui s'occupent de gérer les carrières des inspecteurs des finances, mais aussi du conseil d'État et de la Cour des comptes. Il serait nécessaire de réglementer le travail opéré par le MS3P, le bureau qui recense les offres du privé pour les agents de Bercy. Il serait également pertinent de demander à M. Patrick Gérard les mesures qu'il envisage pour sensibiliser ses meilleurs élèves à ces réalités qui sont connues par l'ENA depuis au moins deux ans, date de la remise du rapport que je viens de citer.

Comment expliquer cet attrait pour le privé ? La réponse est complexe et plusieurs facteurs sociologiques se cumulent que je vais essayer d'évoquer successivement.

Un premier facteur est celui des origines sociales. On passe généralement rapidement sur celui-ci car on le considère comme déjà connu ou comme étant un critère qu'on ne peut faire évoluer car il reflète les inégalités sociales structurelles de nos sociétés. Je pense qu'il mérite néanmoins qu'on s'y arrête car ces passages par le privé ne sont pas sans lien avec l'origine sociale des énarques. On constate ainsi que plus l'on recrute des énarques dont les parents travaillaient dans le privé et plus il est probable qu'ils quittent l'État. Dit ainsi c'est bien sûr un peu schématique car bien sûr le lien entre l'origine sociale des fonctionnaires et l'orientation dans les carrières administratives est toujours retravaillé, refiltré par les classements de sortie, les primo affectations dans les corps et ainsi de suite. Mais tout de même : le passage en entreprise concerne 34,3% des énarques qui ont père exerçant une profession libérale, 23,8% des énarques qui ont père cadre ou patron du privé contre seulement 13,4% des énarques qui ont un père employé ou ouvrier. Pour le dire autrement, 86,6% des énarques qui ont un père employé ou ouvrier n'iront jamais en entreprise au cours de leur carrière. Or depuis la fin des années 1990, l'ENA a toujours recruté plus de 70% de fils de cadres contre moins de 10% d'enfants d'ouvriers. Il serait sans doute bon que l'on s'interroge sur les groupes sociaux dans lesquels l'État puise pour constituer ses élites administratives. On sait que la question du service public n'est pas perçue de la même façon par tous les groupes sociaux et professionnels et on a, à l'inverse de toute logique des concours qui valorisent aujourd'hui les composantes du capital culturel extérieures à l'État et les plus tournées vers le privé. Les travaux de Jean-Michel Eymeri ont par exemple montré le filtre social important que représentait le concours de l'ENA et notamment l'épreuve du grand oral, véritable épreuve de cooptation sociale. J'ai avec Delphine Serre, spécialiste de la sociologie du travail, écrit un article sur la façon dont les agents de l'État s'orientent au fil de leur carrière en fonction de ce qu'ils ont fait avant d'entrer dans l'État. En compilant des travaux sur tous types de corps administratifs menés ces dix dernières années, on se rend rapidement compte que la question des origines sociales ne joue pas seulement comme un filtre à l'entrée (avoir le concours ou pas) mais elle pèse tout au long de la carrière car les agents administratifs ne s'orientent pas au hasard dans l'espace des carrières qui s'offrent à eux.

J'en viens à un autre facteur probable pour expliquer ces passages dans le privé : celui de l'évolution des formations universitaires antérieures à l'ENA. C'est bien sûr un aspect qui va venir redoubler l'effet de l'origine sociale. Cet attrait pour une sortie de l'État peut en partie s'expliquer pour certaines promotions des années 1990 par une formation antérieure à l'ENA qui est passée par des écoles de commerce ou des formations en économie. Les étudiants ayant suivi des études d'économie représentaient 6% de la promotion diplômée de l'ENA en 1985, ils représentaient 28% en 1998 pour se stabiliser autour de 20% dans la décennie 2000. A l'inverse le droit qui était auparavant la filière initiale de base des élèves (35% de la promotion 1985 avaient fait du droit avant l'ENA) a décliné. Il n'est aujourd'hui un premier pas dans les études supérieures que pour 13% des élèves. Le point notable est aussi que les années 1990 ont vu la part des élèves passés par une grande école de commerce dépasser les 60% dans une logique de multi diplôme visant le passage à Science Po et par une École de commerce. Beaucoup d'énarques PDG sont ainsi en réalité des « énarques / HEC ». Cette mode est un peu passée et la part des étudiants passés par une grande école de commerce présents dans les sommets des classements de sortie a largement diminué tombant sous la barre des 20% depuis le début des années 2000. Néanmoins cela continue de peser sur ces statistiques générales. Si on ne regarde que les énarques qui nous intéressent pour ces histoires de revolving door, c'est-à-dire principalement ceux sortis dans la botte (IF, CE, CC), la part des étudiants issus de Sciences Po Paris frise désormais les 100% et c'est donc aussi sans doute du côté de la façon dont s'effectuent désormais les scolarités du côté de la rue Saint-Guillaume qu'il faudrait prendre le pouls. Quel est le type de formation au service public qui est transmise par Sciences Po aujourd'hui ? Le site internet de Sciences Po est tout heureux d'annoncer que 71% de ses élèves travaillent aujourd'hui dans le secteur privé. Et il serait intéressant de saisir comment ont évolué y compris les formations en droit dans ces institutions. C'est d'ailleurs un travail auquel se sont livrées par exemple les sociologues Emilie Biland et Liora Israël, dont je vous recommande leur article paru en 2011 dans les Cahiers de droit. Cet article montre comment depuis 2007 Sciences Po a opéré - je les cite - « un déplacement d'un savoir sur ce qu'est le droit vers une connaissance de ce que font les juristes » afin de produire des cours « en adéquation à la fois avec les meilleurs standards universitaires internationaux et les besoins de souplesse et de créativité des cabinets d'affaires ».

Maintenant que j'ai évoqué la question des origines sociales et des formations initiales, sans doute un autre facteur explicatif se trouver du côté des déroulés des carrières. J'ai déjà mentionné le fait que les départs vers le privé s'effectuaient en moyenne à ENA +9. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Il y a une réflexion à mener sur l'étalonnage des carrières au sein de la fonction publique. Dans les multiples enquêtes que j'ai pu mener sur la haute fonction publique, j'ai été amené à interroger environ une centaine de grands commis (une soixantaine pour ma thèse, une quarantaine pour d'autres enquêtes). Ce qui m'a toujours frappé c'est le caractère extrêmement borné de ces carrières qui devraient s'opérer avec le sentiment d'occuper des fonctions élevées dans la hiérarchie mais semblent au contraire s'effectuer dans une veille permanente de ce que font les « anciens » camarades de promotion. Ce que j'essaie de dire ici c'est que le système de classement de sortie de l'ENA couplé à une cotation implicite des emplois crée en permanence un sentiment de compétition, une course à la distinction permanente qui est un puissant levier de sortie vers le privé. Sortir dans le privé, c'est aussi en apparence sortir d'une gradation administrative des emplois qui vous désigne comme un fonctionnaire « moins bon » ou « moins habile » quand vous ne parvenez pas à enchaîner les passages d'obstacles dans la gestion de votre carrière. Certaines nominations pourtant tout à fait louables sur le plan du service public sont vécues comme de véritables punitions ou disgrâces. Repenser les carrières est un point important si on entend limiter les sentiments de stagnation. Plus on monte dans la pyramide hiérarchique et plus les postes de vraies promotions sont rares et donc plus le privé peut apparaître comme une voie d'attente (qui peut devenir durable) et constituent un moyen, pour ceux qui gèrent les corps, d'abaisser la pression, de diminuer le nombre de candidats potentiels. Ajouter des barreaux intermédiaires dans les échelles de grade ou - encore mieux - multiplier les échelles de comparaison sur lesquelles pourraient s'évaluer les « bonnes » ou « mauvaises » carrières à ENA +4, ENA+ 9 etc. peut sembler une question simplement de ressources humaines. Elle me semble à l'inverse très connectée à la question du turn-over. Elle pose à mon sens à l'inverse la question du maintien d'un intérêt au service public tout au long de la carrière. Une autre piste possible serait de créer des passages obligatoires et valorisés vers des postes à l'étranger à ENA +3 ou +4. Peut-être que cela permettrait d'automatiser un « rattrapage » des classements de sortie et mettrait à nouveau à des postes à responsabilité des anciens élèves d'origine sociale modeste ou ne disposant pas du même réseau que certains de leurs camarades de promotion. Dans un rapport de 2011 rédigé par l'Institut de l'entreprise, un témoin interrogé parlait d'une « surproduction de hauts fonctionnaires », « d'encombrement des parcours de carrière », « d'un enrayement de la promotion des hauts fonctionnaires ». J'ai aussi souvent collecté ce sentiment en entretien. Ne soyons pas pour autant naïfs : pour les Inspecteurs des finances, les membres de la Cour des comptes et du Conseil d'État ou même les anciens élèves des écoles d'ingénieurs, ces discours viennent, bien sûr, surtout justifier et légitimer un saut dans le privé pour des raisons économiques. D'après une enquête du magazine Alternatives Economiques et de l'observatoire des multinationales de juin 2017, 34% des 333 inspecteurs des finances des 40 dernières années ont travaillé dans le secteur bancaire où, on le sait, les salaires peuvent être jusqu'à dix fois supérieurs au public. Avant d'aborder la même question en nous plaçant du côté des firmes, donnons simplement un autre chiffre au passage : une enquête du syndicat des ingénieurs du corps national des Mines citait en 2011 par l'Institut de l'entreprise estimait que « la rémunération des `mineurs' passés dans l'entreprise était de 2 à 2,5 fois supérieure à celles de leurs homologues restés dans l'administration entre 31 et 45 ans ; entre 46 et 60 ans ce multiple était compris entre 3 et 4 ».

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Sur quelle base vous fondez-vous en ce qui concerne le privé. Nous avons jusqu'à présent entendu plusieurs coefficients, mais sans jamais connaître la base.

Debut de section - Permalien
Sylvain Laurens

Je vais y revenir dans quelques instants. En ce qui concerne la Commission européenne sur laquelle j'ai travaillé récemment, on est sur un multiple de 1,5/2. Là où le fonctionnaire touchait 7 000 € à la Commission européenne, il va percevoir entre 13 000 et 14 000 € dans le privé.

Ces éléments sur les promotions, les carrières et les corps ayant été donnés, je dois dire que nous n'avons à ce stade que traité une partie du problème. Car pour bien saisir ce qui se joue ici, il faut désormais introduire ce qu'attendent les entreprises de ces hauts fonctionnaires ainsi recrutés.

La figure la plus fréquente dans les scandales liés aux conflits d'intérêt est donc celle de l'ancien responsable administratif ou personnel de cabinet qui passe au privé ou monte son entreprise. Si l'on veut bien mettre de côté pour le moment la question des anciens ministres ou Commissaires européens, on rangera dans ce type de conflit d'intérêt les agents qui - ayant acquis une connaissance intime du fonctionnement d'une bureaucratie particulière - se trouvent en mesure au fil de leur carrière de monétiser (au sens le plus économique qui soit) leur connaissance de l'administration et leur accès à certains agents administratifs toujours en poste. Ce dernier point est peut-être d'ailleurs secondaire car comme le résume bien un responsable d'une fédération patronale de l'agro-alimentaire auparavant passé par la Commission européenne que j'avais pu interroger, ce n'est pas seulement l'enjeu des « gens que l'on connait » qui peut se revendre car « ceux-ci changent » tôt ou tard mais souvent plutôt la compréhension du fonctionnement des institutions qui est stratégique pour les grandes firmes.

Pourquoi ces firmes recrutent-elles des hauts fonctionnaires ?

Rappelons pour commencer que l'administration dispose d'un pouvoir réglementaire qui façonne les cadres de la concurrence commerciale. Internaliser dans une entreprise un ancien agent qui dispose de la connaissance intime de l'administration permet de tenter d'influencer le cadre normatif qui encadre la production de votre marchandise ou la façon dont vous délivrez votre service. Recruter quelqu'un qui vient du public c'est internaliser dans son entreprise quelqu'un qui peut aider à transformer les règles juridiques qui régissent le marché sur lequel vous jouez. Vous ne cherchez plus seulement alors à battre vos concurrents sur le marché à travers vos produits mais vous cherchez à transformer les règles du jeu du marché pour qu'elles tournent à votre avantage.

L'administration c'est aussi un lieu qui délivre d'importantes ressources sous la forme de subventions directes sous la forme de marchés publics, d'appels d'offres etc. Si on regarde comment les choses fonctionnent à Bruxelles, c'est assez frappant : les grands groupes sont des deux côtés du guichet administratif. D'un côté, un groupe comme Accenture a dépensé 1 million d'euros en lobbying en 2013 mais de l'autre il a touché plus de 68 millions d'euros de marchés publics en termes de conseil (accompagnement des politiques publiques etc.). Si on prend la liste des 25 firmes qui ont touché le plus d'argent public européen en 2013 et qu'on la compare à la liste des groupes qui ont dépensé le plus d'argent en lobbying, c'est presque exactement la même. Le lobbying est un investissement très rentable sur le plan économique si on prend en compte l'intégralité de la chaîne de relations entre une firme et l'administration. On dépense de l'argent pour obtenir une représentation politique au plus près de l'administration mais celle-ci se voit rapidement concrétisée sous la forme de prestations que l'on obtient de cette bureaucratie.

Troisième point qui peut aider à faire comprendre cet intérêt à un débauchage des hauts fonctionnaires par le privé ce sont bien sûr les partenariats public-privé. Une bonne part du travail de lobbying consiste à convaincre la haute administration de construire en lien avec des groupes d'intérêts économiques des plates-formes de recherche et développement et de faire financer une partie du tournant écologique ou de l'évolution des normes sanitaires qui entourent vos produits par de l'argent public. Dans le cadre de ces stratégies, internaliser un ancien haut fonctionnaire est le moyen d'obtenir très vite quelqu'un qui va parler le même langage que des interlocuteurs clefs pour la firme. Plus on multiplie les partenariats public-privé ou l'ouverture d'anciens marchés publics ou privés et plus on augmente le besoin d'un recrutement par les firmes d'anciens hauts fonctionnaires.

Si vous ajoutez ces trois dimensions, on comprend mieux pourquoi le débauchage de hauts fonctionnaires est à ce point une pratique courante : elle se nourrit tout autant de logiques propres à la haute administration que de logiques du secteur privé. Il y a aujourd'hui un marché de la revente de la connaissance intime de l'administration. Au niveau des institutions européennes, ce point est encore plus assumé mais il est aussi plus surveillé. Une rapide sociographie des fondateurs de la plupart des boîtes de consulting sur Bruxelles révèle assez sûrement des parcours initiaux du côté des institutions : des agents passés par les Représentations permanentes, les cabinets des commissaires, les fonctionnaires retraités ou (plus rarement) ayant démissionné, anciens agents contractuels... L'administration bruxelloise consomme et rejette un grand nombre d'agents qui sont par la suite disponibles sur le marché du travail des spécialistes des affaires européennes. Les circulations se font d'ailleurs à Bruxelles véritablement dans les deux sens au début et en fin de carrière. Selon une enquête menée récemment par une équipe de chercheurs anglais, on sait que plus de 50% des fonctionnaires de la DG Entreprise actuellement en poste ont travaillé dans le privé avant d'intégrer la Commission.

Pour tenter de limiter ces circulations, la Commission a instauré pour certaines fonctions une période de « cooling-off » interdisant les recrutements immédiats après l'occupation de postes à responsabilité mais les pénalités sont rares. Néanmoins voici les règles qui s'appliquent à Bruxelles en théorie :

Un fonctionnaire de la Commission qui souhaite travailler moins de deux ans après avoir quitté la Commission doit demander une autorisation et informer celle-ci. Si l'emploi en question est lié à l'emploi occupé les trois dernières années avant son départ de la Commission, celle-ci peut s'opposer à l'obtention de ce nouvel emploi.

Les retraités ne peuvent pas exercer d'activités de lobbying vis-à-vis de leur ancien service pendant un an après leur départ.

Les cadeaux de plus de 50 euros ne peuvent être acceptés sans autorisation.

Enfin, les agents doivent signaler à la Commission où sont employés leur compagne ou compagnon.

À partir de ce type de cadres réglementaires supranationaux, il ne serait pas complètement inutile que le législateur se penche sur la façon dont certaines choses aujourd'hui totalement légales en droit français posent néanmoins certains problèmes éthiques. Est-il normal par exemple qu'un ancien ministre des Finances comme Alain Madelin puisse monter un fonds d'investissement (appelé Latour Capital) avec comme co-actionnaire l'énarque Cédric Bannel auparavant en charge à la Direction du Trésor des prises de participations et privatisations, un fonds dont la holding est située en Belgique pour des raisons évidentes de défiscalisation et que ce fonds opère des LBO (Leverage Buy Out) sur Proxyserve une ancienne filiale de la Compagnie Générale des eaux justement privatisée en 1998. Encore une fois rien d'illégal là-dedans en l'état de nos réglementations. On y voit néanmoins comment la connaissance du fonctionnement intime de l'État et de ses anciens services publics peut être mise au service d'opérations financières à des fins d'enrichissement personnel. Comment imaginer que d'avoir conduit les ouvertures en capital depuis la direction du Trésor ne procure pas une connaissance intime des rouages de l'État et de ses services publics qui peut dans le temps d'une deuxième carrière être mise à profit sur le plan personnel ?

J'ai déjà égrainé quelques propositions au fil de ma proposition. Mais je vais terminer cette présentation par une série de mesures possibles autour de cinq chantiers.

La mesure la plus urgente serait sans doute que l'IGF cesse de faire des chartes de déontologie purement symbolique et que le décret relatif au statut particulier du corps des inspecteurs des finances intègre immédiatement des dispositions comparables à celles que j'ai évoqué pour la Commission européenne. Il faut aussi rapidement donner les moyens à la Commission de déontologie de la fonction publique de rendre des avis suivis d'effets. Il faut changer le cadre normatif pour qu'elle puisse aller au-delà de ces 2% d'avis négatifs et le plus souvent non suivis qu'elle s'autorise par an.

Deuxième chantier : renforcer les institutions en charge de la transparence. J'avais déjà été auditionné dans le cadre de la loi Sapin II à l'Assemblée. Je dois dire que j'avais été considérablement déçu de voir qu'aucune des propositions que j'avais pu faire, après d'autres, pour améliorer la précision du registre transparence de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique n'aient été retenues. Pire encore, au terme du lobbying mené par l'AFEP, l'AFCL et des organismes patronaux on se retrouve aujourd'hui avec la création d'une nouvelle agence (l'AFA) qui n'a même pas le statut d'Autorité Indépendante.

On a d'un côté une HATVP qui regarde si les élus et certains hauts fonctionnaires ont touché de l'argent de façon illégale et maintenant, de l'autre côté, une Agence française anticorruption qui regarde si de l'argent part des entreprises pour aller vers des responsables publics. La dispersion des agences est ici synonyme d'une moindre coordination et d'une dispersion des ressources publiques. Reverser l'AFA dans la HATVP serait un premier pas vers une bonne gestion. Bien sûr, il faudrait maintenir la direction de la HATVP du côté du corps de la magistrature. J'ajouterais qu'il serait bien que la HATVP ait une vision interministérielle de ce qui se fait en matière de transparence dans tous les services de l'État. Il est par exemple étonnant que la Base de données « Transparence santé », véritable fichier Sunshine à la française soit totalement déconnecté du registre tenu par la HATVP. Il faudrait également améliorer au plus vite la granularité du registre transparence en obligeant notamment les entreprises de consulting à faire figurer au registre leur actionnariat. Maintenant que le registre est en place, il faut également l'utiliser pour créer de la transparence en cascade. Il serait possible d'interdire l'accès à des rendez-vous avec des députés ou des membres de cabinet ministériel si on n'est pas inscrits dans le registre transparence. On pourrait aussi interdire l'accès à des rendez-vous avec ces personnalités si jamais les entreprises n'ont pas satisfait aux obligations de dépôt légal de leurs bilans comptables auprès du registre du commerce. Trop souvent lorsque l'on entre des noms d'entreprises dans les bases du registre du commerce aucun compte n'a été déposé depuis des années et on ne sait pas de qui il s'agit. Le registre transparence compte aujourd'hui 1600 groupes d'intérêt inscrits mais 40% de ses groupes n'ont pas déposé les données qui leur aient été demandées de renseigner avant le mois d'avril 2018. Si on appliquait les règles en vigueur ailleurs, ces 40% ne devraient plus avoir le droit d'accéder au Parlement. Cette sanction a déjà fonctionné pour certains groupes de consulting qui avaient omis de déclarer certains de leurs clients importants sur Bruxelles. Je pense enfin concernant ce registre transparence qu'il serait utile qu'il intègre aussi les agendas des rendez-vous pris par les ministres et leurs membres de cabinets autour de certains projets de lois en préparation. Le lobbying exercé à l'Assemblée n'est que la partie immergée de l'iceberg. Les textes qui arrivent au Parlement ont déjà été largement façonnées par des consultations réalisées à Bercy ou à Matignon. Rendre les agendas publics a pu être faits au moment des négociations TTIP par les institutions de l'UE donc les solutions techniques existent et cela peut être fait. Cela devrait être fait en France pour les textes de lois qui reviennent de façon cyclique dans l'agenda parlementaire : je pense notamment à la loi de finances. On commence à produire des données sur qui sont les groupes d'intérêt mais il faut qu'on obtienne une meilleure granularité de l'information pour comprendre quelle est l'empreinte normative laissée sur la loi et le règlement.

La troisième série de préconisations que je ferai se situe du côté du renforcement du cadre juridique de la lutte anticorruption. Il serait envisageable d'actualiser la notion juridique de « personne dépositaire de l'autorité publique » qui est à la base de tous les textes anticorruptions. Il faudrait liée cette notion de « personne dépositaire de l'autorité publique » à l'appartenance à un corps et pas seulement à l'occupation d'une position dans l'État.

Quatrième chantier : compliquer les passages dans le privé. Il faudrait réduire à trois ans maximum la durée des détachements depuis certains corps pour obliger à des choix de carrière plus clairs entre public et privé. Il faudrait aussi interdire les retours à certaines positions dans l'État depuis certaines positions occupées dans le privé : je pense notamment à tout ce qui est en lien avec la spéculation boursière, la gestion des produits dérivés etc. On pourrait par exemple interdire d'occuper des positions à l'ACPR ou à certains postes du Trésor après l'occupation de certaines fonctions précises dans le privé. Pour ce quatrième chantier, on peut imaginer bien d'autres leviers tout aussi incitatifs : augmenter le coût du rachat de la pantoufle, jouer sur les annuités minimales passées dans la fonction publique pour obtenir les droits à la retraite pleine et entière, etc.

Cinquième et dernier chantier : il faudrait ouvrir les instances de décision à des observateurs tiers pour briser la logique d'entre soi. Sur le plan des rapports entre IGF, Trésor et secteur bancaire : il serait plus sain d'ouvrir la composition du conseil stratégique de l'Agence France Trésor à des députés et sénateurs de la Commission des Finances ainsi qu'à des représentants de la société civile du type Finance Watch et des syndicalistes qui pourraient introduire un autre point de vue sur la question de la gestion de la dette publique que celle des marchés financiers. Il serait également très sain de faire la même chose pour la CADES (Caisse d'amortissement de la dette sociale) et RFF (Réseau Ferré de France).

Compte tenu des rapports de force entre les grands corps de l'État et le Parlement, je me fais au fond peu d'illusions sur la possibilité que ces cinq chantiers aboutissent. Mais les avoir lister permet déjà d'ouvrir un débat et des pistes de réflexion et je suis disponible désormais pour répondre à vos questions.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Je vous remercie pour l'ensemble de ces renseignements. Vous avez fait un gros travail. J'aimerais des précisions sur deux points.

Tout d'abord, comment se passe ce travail d'influence ? Vous nous dites que la connaissance de l'administration, c'est quasiment une marchandise. On peut objecter que ce n'est pas un crime de connaître le fonctionnement de l'administration. Ce que j'aimerais creuser, c'est la question de savoir comment cette pratique peut influer sur le cadre réglementaire ? Je me suis laissé dire que le sport préféré des lobbys à Bruxelles, c'est de demander des crédits à la Commission pour faire une étude. Et miraculeusement, les normes qui sortent deux ans après et qui reprennent les conclusions de l'étude profitent plutôt à celui qui l'a faite. Est-ce que c'est un fantasme ou est-ce que ça existe ? Par quelle mécanique cela peut-il devenir efficace ?

Deuxièmement, comment ça se pratique à Bruxelles ? C'est un sujet très important et très peu renseigné dans notre pays. Comment les lobbys parviennent-ils à des résultats ? Qui représente le mieux la France à Bruxelles : le représentant du Gouvernement ou ceux des lobbys français ? Et quel lien avec la fonction publique nationale ?

Debut de section - Permalien
Sylvain Laurens

La première chose qu'on récolte auprès des fédérations patronales à Bruxelles, c'est une distance, voire une méfiance vis-à-vis de ce qui se passe dans les parlements. Le Parlement européen est perçu comme un espace incertain, où on va ré-ouvrir les positions critiques, où les ONG vont être présentes. Donc, le gros du travail des lobbyistes que j'ai rencontrés se fait auprès des administrateurs de la Commission européenne où le noyau dur des textes est conçu, puisque c'est la Commission qui a l'initiative de la législation. Leur stratégie consiste à se présenter comme partie prenante à un sujet donné et à tisser des liens de long terme avec les administrateurs qui s'en occupent.

Autre aspect, le moment parlementaire servira surtout à affirmer des positions générales ou de principe, mais on va confier à une agence la mise en oeuvre technique. Par exemple, on dira au parlement que tel ou tel texte est meilleur pour la protection de l'environnement et les spécifications techniques, qui sont le véritable enjeu, interviendront après. C'est donc en amont et en aval du travail parlementaire qu'il est plus intéressant d'exercer le lobbying, plutôt que lors du débat parlementaire.

Comme le résumait un des lobbyistes du secteur du papier industriel que j'avais interviewé, il y a un bon et un mauvais lobbyiste : le mauvais lobbyiste, c'est celui qui amène la position commune de son secteur à un parlementaire, alors que le bon lobbyiste, c'est celui qui va faire produire par l'administration bruxelloise la norme de demain. Par exemple, on fera valoir auprès du régulateur que l'industrie du papier n'est pas très écologique, qu'elle pollue et participe à la déforestation et on va demander s'il est possible de procéder à des expérimentations pilotes de bio-raffinerie pour produire du papier de façon plus verte. À partir de là, le groupe patronal amène 80 % des entreprises de son secteur, la Commission apporte des fonds publics et associe laboratoires et universités. Ce partenariat public-privé existe. Ce lobbying n'a pas pour but la dérégulation d'un marché. Il a pour objectif de faire prendre en charge ses coûts de recherche et développement et d'anticiper le tournant écologique du secteur en préparant la norme qui s'y appliquera demain. Cela permet de déposer un dossier d'antidumping contre, par exemple, le papier asiatique qui ne sera pas produit dans le respect des nouvelles exigences environnementales et de cibler la production low-cost. Pour parvenir à ce résultat, il faut une bonne connaissance du fonctionnement de l'administration bruxelloise et c'est là où l'embauche d'anciens fonctionnaires de la Commission est utile.

Je prends un autre exemple qui est lui aussi réel : vous êtes un jeune fonctionnaire de la DG SANCO (santé et protection des consommateurs) et on vous charge d'un nouvel étiquetage pour une catégorie de médicaments. En face, vous avez un salarié de la fédération des laboratoires pharmaceutiques qui arrive en disant : « je représente 80 % de la profession et on est tous d'accord pour lutter contre la contrefaçon et pour vouloir mettre un hologramme qui indique où la boîte de médicament a été construite ». Vous avez une homologie de situations. Il y a d'un côté quelqu'un qui veut réglementer 80 % d'un marché avec un nouvel étiquetage et de l'autre quelqu'un qui représente ces 80 % et qui propose une solution quasiment clé en main. Cette solution n'est pas proposée pour rien, elle vise à tuer ceux qui font du packaging low cost ou du re-packaging et par-là même un circuit parallèle de circulation des médicaments. Ce qui se joue dans cette relation c'est la compréhension des attentes d'un régulateur, auxquelles le lobbyiste va faire correspondre des dispositifs techniques qui vont protéger des modèles commerciaux.

Debut de section - PermalienPhoto de André Vallini

Je me fais l'avocat du diable. En prenant un peu de distance par rapport des deux cas que vous évoquez, est-ce que ce n'est pas là servir l'intérêt général au sens large en développant l'emploi, l'économie, la recherche ? Certes on sert des intérêts privés, mais ne va-t-on pas dans la bonne direction sur le long terme ?

Debut de section - Permalien
Sylvain Laurens

Je vais vous faire une réponse à deux niveaux. En premier, ce dont les fonctionnaires de la Commission se rendent compte, c'est que ce qu'on appelle les intérêts du marché, ce sont en réalité les intérêts de 4-5 grand groupes qui dominent ce marché. Donc, cela pose la question, par exemple, de savoir comment sont représentées les petites et moyennes entreprises de la production de papier face aux grands groupes ? Et d'un point de vue d'un régulateur d'essence libérale, vous avez un système de production de normes qui favorise toujours les gros acteurs et on a du mal à faire émerger une contre-expertise du marché.

Et le deuxième niveau, c'est qu'on ne dispose pas de l'expertise qui permet de s'assurer que la solution proposée correspond bien au but poursuivi. Va-t-on vraiment mieux protéger l'environnement en favorisant la bio-raffinerie de papier ? C'est un problème et c'est pour cela qu'un service d'expertise a été créé au Parlement européen pour renforcer le travail des parlementaires dans l'expertise des dossiers et pour être moins dépendant de l'expertise apportée par le secteur privé.

Par ailleurs, dans certains secteurs, l'expertise est liée à des modes de production. Par exemple, les entreprises qui produisent des enzymes font déjà travailler avec elles les scientifiques traitant de ces questions. Et quand la Commission ordonne une étude, elle retombe nécessairement sur les mêmes. Ce n'est pas vraiment de la corruption -même s'il y a des cas de dissimulation de données-, mais plus une forme de cynisme assumé. On est plus dans une forme de symbiose entre industrie et monde scientifique qui pèse énormément sur l'expertise disponible.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Plus on arrive à un niveau élevé scientifique et technique, moins il y a de « sachants ». Donc, on tombe forcément sur les mêmes.

Debut de section - Permalien
Sylvain Laurens

Tout à fait. Pour moi, le cas typique, c'est le système REACH de contrôle des produits chimiques qui est présenté comme un succès parce qu'on oblige les industriels à donner la preuve que leurs produits ne sont pas dangereux. On a créé pour cela une agence chimique européenne devant laquelle les industriels doivent apporter cette preuve. Sauf que celle-ci, basée à Helsinki, n'a pas les moyens de lire tous les dossiers toxicologiques. Donc, ses agents tirent au hasard 5 % des dossiers pour contrôle et 95 % est validé sans contre-expertise technique. En face, les grands groupes vont recruter des docteurs en toxicologie. Et c'est d'ailleurs un phénomène remarqué à Bruxelles : on a de moins en moins de profils science-po et de plus en plus de profils scientifiques parce que le gros du lobbying va se faire auprès des agences techniques.

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Vous vous exprimez en tant que sociologue et j'aurais aimé savoir quelle est votre matière. À partir de quoi tirez-vous vos conclusions ?

Debut de section - Permalien
Sylvain Laurens

Ce que je vous expose concernant Bruxelles est tiré de mon dernier livre sur les groupes d'intérêt, produit d'une étude menée à Bruxelles entre 2009 et 2015. J'ai rencontré soixante représentants d'intérêts, une quinzaine de fonctionnaires de la Commission et surtout, j'ai pu assister à une bonne douzaine de réunions internes de groupes d'intérêt patronaux. À cela s'ajoute les résultats d'une étude statistique tirés du registre de la transparence de la Commission publiée en 2013 que j'ai croisés avec des données financières publiques.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Je voudrais revenir sur le sujet qui nous intéresse et les liens entre ce qui se passe à Bruxelles et les liens avec l'administration française. Est-ce qu'il y a une coupure totale ou est-ce qu'il y a des passages entre les deux ?

Debut de section - Permalien
Sylvain Laurens

Dans la prise de décision à Bruxelles, la France est représentée, notamment au Comité des représentants permanents. Les fonctionnaires qui y siègent sont aussi des personnes que les groupes d'intérêt cherche à rencontrer et à influencer. Il y a aussi toute une série de décisions d'exécution qui sont prises en comitologie, c'est-à-dire dans des comités d'un niveau plus technique dans lesquels il y a des représentants français. Ça aussi, les groupes d'intérêt le savent. Les agents de la Représentation permanente française sont eux aussi très souvent courtisés, et notamment par des grands groupes français. C'est-à-dire que des grands groupes de dimension internationale sont capables de renationaliser certains sujets et faisant valoir la défense des emplois dans le pays, voire dans certaines régions. Cela est aussi fait auprès des parlementaires européens.

Après, il y a des passages comme celui d'un expert national détaché qui va quitter l'administration pour travailler pour un groupe d'intérêt. C'est quelque chose qu'on retrouve dans à peu près tous les États membres. Il n'y a pas de spécificité française à ce niveau. Pour moi, les porosités entre secteur public et secteur privé ne sont pas spécifiquement françaises.

Debut de section - Permalien
Sylvain Laurens

Ça dépend. Cela peut passer par le cabinet d'un commissaire, c'est un arbitrage entre les postes qui sont proposés à la personne. Je me souviens d'un Français de la DG recherche, énarque qui était plutôt proche du parti socialiste à une certaine époque, qui se trouvait déconnecté de ses camarades de promo en étant à l'international et en étant à Bruxelles et qui est parti. Je dirais que Bruxelles offre des postes valorisant pour des fonctionnaires français, mais ça ne signifie pas qu'ils vont basculer dans le privé.

Je n'ai pas de données concernant les grands corps et je n'ai pas rencontré de conseiller d'État durant mon étude. En revanche, ce que je constate, c'est une « scientifisation » des profils. Sur les sujets économiques et monétaires, on va aller chercher des titulaires de doctorat.

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Je vous remercie pour votre présence, car vous êtes le tout premier de nos auditionnés à donner une dimension européenne à nos travaux.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

- Présidence de Mme Christine Lavarde, vice-présidente, puis de M. Vincent Delahaye, président -

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Nous entendons à présent M. Marc-André Feffer, président de Transparency International France. Votre point de vue nous intéresse au regard de vos missions, mais également de votre parcours. Vous avez été membre du Conseil d'État, chargé de la structure responsable des médias auprès du premier ministre Laurent Fabius, secrétaire général puis membre du directoire de Canal Plus, et directeur général adjoint du Groupe la Poste. Vous êtes en outre membre de la Commission des participations et des transferts de l'État. Votre avis sur les passages du public au privé et les contrôles qui peuvent être mis en place nous intéresse tout particulièrement.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Marc-André Feffer prête serment.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

Madame la Présidente, Madame et Messieurs les sénateurs, Monsieur le rapporteur, je trouve intéressante l'orientation de votre commission. Elle cherche en effet à replacer la question de la haute fonction publique dans sa globalité, qui n'est pas facile à saisir. J'ai quitté la fonction publique il y a trente ans, par conséquent même si j'y ai gardé des contacts, ma vision peut être un peu ancienne sur ce sujet précis.

Comme président de Transparency International France, les questions de conflit d'intérêts, de passage du public vers le privé, et éventuellement en sens inverse, sont particulièrement importantes à mes yeux. Elles montent en puissance, et l'exigence de redevabilité est aujourd'hui plus marquée. Les conflits d'intérêts font l'objet d'une analyse plus fine, et une approche déontologique forte se développe depuis plusieurs années dans la fonction publique. Elle est illustrée par la création de la Commission de déontologie, et plus récemment par la loi de 2013 qui a mis en place la Haute autorité pour la transparence de la vie publique et un système de déclaration d'intérêts pour des personnes occupant des fonctions publiques. Nous considérons que l'obligation de remplir les déclarations d'intérêt, ce que je fais comme membre de la Commission des participations et transferts, constitue un moyen de conduire les personnes qui sont dans ces situations à réfléchir aux questions de déontologie et de conflits d'intérêts, et de développer ainsi à une culture de la déontologie.

La loi de 2016 sur la fonction publique a en outre étendu les déclarations d'intérêts à tous les fonctionnaires d'autorité, et mis en place des chartes et des déontologues.

Notre structure-mère, TI International travaille sur ces sujets depuis plus longtemps que nous. Nous n'avons que modérément suivi la loi de 2016, dans la mesure où nous étions engagés dans le lobbying sur la loi Sapin 2. Nous y revenons aujourd'hui.

Pour notre organisation, les passages entre secteurs privé et public ne sont pas condamnables en soi. Ils peuvent permettre de mieux comprendre la culture de l'autre, et de dynamiser le développement et l'innovation des deux côtés. Ils doivent cependant intervenir dans un cadre légal précis, avec prise en compte des éventuels conflits d'intérêts. TI s'est penché sur la question à plusieurs reprises, pour la dernière fois en 2015, en s'intéressant notamment aux anciens membres de la Commission européenne. TI a comparé les différentes législations européennes, et milite pour l'établissement systématique d'un délai de carence, notamment pour les ministres, commissaires, et fonctionnaires d'autorité, proportionné aux fonctions occupées et au secteur concerné ; des mécanismes de suivi et de contrôle des obligations, avec des organismes dédiés, qui sont présents ou non selon les pays : nous avons en France un organisme de ce type, avec un avis obligatoire ; la nécessité de contrôler dans le temps les obligations éventuellement posées par l'organisme responsable, en sanctionnant les manquements si besoin.

À TI France, nous n'avons à ce jour pas pris de position officielle. Nous y travaillons, et nous avons déjà proposé une vérification systématique de la situation fiscale des fonctionnaires nommés en Conseil des ministres, au-delà du mécanisme déjà en place pour les ministres. Nous avons également suggéré des améliorations du fonctionnement de la Commission de déontologie, notamment la publication de ses avis, dans le respect de la vie privée des personnes concernées, l'accroissement de ses moyens, son indépendance, et la possibilité de lui donner compétence quand le fonctionnaire revient dans son corps. À ce jour, il n'y a aucune règle particulière concernant ces retours, alors qu'un avis obligatoire est prévu pour rejoindre le secteur privé. Nous proposons également que la Commission puisse exercer un contrôle sur les restrictions et limites qu'elle a pu poser par le passé, avec par exemple un rapport annuel de la personne autorisée à quitter la fonction publique.

Enfin, nous nous interrogeons sur une éventuelle fusion de la Commission de Déontologie avec la Haute autorité. C'est une idée du président de cette dernière. Il existe en effet des effets de bord compliqués entre ces deux organismes, que le Conseil constitutionnel a d'ailleurs sanctionnés dans le cadre de la loi Sapin 2.

En parallèle, nous venons de publier une guide pratique des conflits d'intérêts en entreprise, où ce sujet est également présent. Nous travaillons avec elles depuis de nombreuses années, et elles étaient demandeuses de réflexions et de préconisations à ce sujet. Nous projetons un document du même type pour la fonction publique.

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Qu'est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à cette question, alors que vous êtes vous-même issu de la haute fonction publique ? Ne jouez-vous pas en quelque sorte contre votre camp ?

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

La vie professionnelle connaît plusieurs étapes. J'ai cherché à ce que la mienne soit variée, en profitant de mes expériences autant publiques que privées, françaises ou européennes. Au cours des dernières années de ma carrière, j'ai été amené à la Poste à m'intéresser aux questions de gouvernance de déontologie. J'ai discuté avec Transparency International à ce sujet, en tant qu'interlocuteur de la Poste. Quand j'ai pris ma retraite il y a trois ans, j'ai souhaité avoir une activité en lien avec l'intérêt général. Lorsque j'ai été sollicité par Transparency, j'ai donc répondu positivement. Cette action me conduit à m'intéresser à la corruption au sens propre, qui reste notre principal sujet. Cependant le champ de l'association s'est élargi vers la déontologie et l'éthique, et donc les conflits d'intérêts. Nous avons mûri dans nos thèmes, et la société a également évolué. Elle n'est plus disposée à accepter les mêmes pratiques. La création de la Haute autorité, lieu de contrôle et de conseil, constitue ainsi un élément très important. Je constate avec intérêt le nombre de dossiers qui remontent vers elle, ou les déontologues du Parlement, avec des demandes individuelles. C'est donc un thème que nous ne pouvons pas ignorer.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Je connais votre organisation depuis longtemps, et j'ai plusieurs questions. TI est inscrit à Bruxelles et auprès de l'Assemblée nationale comme représentant d'intérêts. De quel type d'intérêts s'agit-il ?

Par ailleurs, vos partenaires incluent de nombreuses grandes entreprises, notamment Lafarge-Holcim, qui a défrayé la chronique pour ses activités en Syrie il y a peu. J'en ai été un peu surpris. En outre, votre classement de la corruption m'a également étonné. La France y est 23ème, derrière Singapour, le paradis fiscal que nous connaissons, le Luxembourg, qui joue un rôle particulier dans l'évasion fiscale, Hong Kong, les Émirats Arabes Unis, et à deux places des Barbades, un paradis fiscal notoire. J'avoue que ce classement m'intrigue. Sommes-nous à ce point corrompus ?

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

TI est en effet un lobby. Notre fondateur travaillait à la Banque mondiale, et y avait été confronté à des situations qui l'ont poussé à créer une association de lutte contre la corruption il y a 25 ans. Il a d'emblée souhaité se positionner dans l'accompagnement du changement et de la lutte contre la corruption de deux façons : par du lobbying auprès des gouvernements et organisations internationales afin de faire évoluer les conventions et législations ; par une action prosélyte auprès des entreprises, afin qu'elles s'engagent d'elles-mêmes à lutter contre la corruption.

La section française a été créée selon la même logique. Au fil des années, nous avons ainsi milité aux Nations unies, à l'OCDE, à Bruxelles, et en France. Nous faisons donc du lobbying, pour une cause d'intérêt général, d'où notre enregistrement. Aujourd'hui, dans le cadre de la 5ème directive anti-blanchiment, nous cherchons à rendre public le registre des ayant-droits des trusts, et notre action à ce titre correspond à la définition du lobbying.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

N'est-ce pas entretenir la confusion entre l'intérêt général que vous défendez et les intérêts particuliers, pour licites qu'ils soient ? C'est le problème de certaines définitions du conflit d'intérêts que de tout mettre sur le même plan.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

La loi française intègre désormais dans la représentation d'intérêts tous les acteurs qui effectuent des démarches, indépendamment de leur motif. Vous plaidez pour que la représentation d'intérêts soit liée à un intérêt particulier, ce que je comprends. Ceux qui travaillent pour l'intérêt général n'auraient pas à s'enregistrer.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Le dernier texte paru ne porte que sur les conflits entre intérêts public et privé.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

Je parlais du registre d'intérêt. Dans la version actuelle de la loi Sapin, il nous oblige à nous inscrire. C'est d'ailleurs un sujet de discussion. Le gouvernement a demandé au Parlement de sortir les associations à objet cultuel de l'obligation de s'inscrire au registre, au motif qu'elles défendent un intérêt général et n'auraient pas à rendre compte. Nous le contestons, dans la mesure où nous considérons que la règle doit être générale. S'il n'y a pas de distinction en fonction du motif défendu, tous les organismes doivent figurer au registre, et non pas uniquement ceux qui ne sont pas des associations à objet cultuel. La question sous-jacente est de savoir si ceux qui militent pour une noble cause doivent être soumis aux mêmes règles. Les méthodes sont les mêmes, mais l'objet est différent.

TI travaille avec des entreprises partenaires, et environ 60 % de notre budget viennent d'elles. Ce sont des entreprises qui ont accepté de s'engager formellement contre la corruption, en signant une charte. Elles acceptent en outre que nous les contrôlions tous les 18 mois, et participent régulièrement à des travaux que nous menons. Elles constituent un forum des entreprises engagées. Nous disposons en outre d'une procédure qui nous permet de suspendre ou d'exclure l'un de nos membres qui serait en faute. C'est la contrepartie du label que nous leur accordons. Ainsi, suite à la sanction des États-Unis, BNP Paribas a été suspendu pendant deux ans, le temps de voir si les mesures demandées par les autorités américaines étaient bien en place. Quand nous avons constaté leurs efforts réels, nous les avons réintégrés.

Lafarge est l'une des premières entreprises à avoir travaillé avec nous au début des années 2000. Elle s'est retirée de TI au moment de la fusion avec Holcim, et entre-temps des procédures n'ont manifestement pas été suivies. Son retrait nous a dispensés de la réflexion sur la façon dont nous aurions dû traiter cette situation. Je pense que nous l'aurions au minimum suspendu.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Votre classement m'a toujours intrigué. Vous dites que les conflits d'intérêts sont souvent inopinés. Vous le pensez vraiment ?

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

Non, c'est autre chose. Si vous appartenez au conseil exécutif d'une entreprise qui se lance dans une nouvelle activité, dans le cadre d'un partenariat, et qu'elle lance un appel d'offres dans ce sens, vous pouvez être actionnaire de l'un des candidats. Il y a alors conflit d'intérêt, qui exige votre retrait de la procédure, mais il est inopiné. De même, l'enfant d'un président d'entreprise peut candidater à un poste dans cette société sans lui en parler. Tous les conflits ne sont pas inopinés, mais ils sont tout à fait possibles dans la vie d'une entreprise ou administration.

En ce qui concerne notre Indice de Perception de la Corruption (IPC), nous nous sommes posé la question à plusieurs reprises. Nous sommes partagés entre notre filiation à notre structure-mère et notre amour-propre national. Nous progressons, mais je reconnais que le classement n'est pas encore flatteur. Certains ont contesté la réalisation de ce classement, mais il me semble assez solide scientifiquement. Pour autant, il s'agit d'un indice de perception de la corruption. Nous interrogeons les milieux économiques locaux sur leur idée de la corruption dans leur pays. Ce n'est pas un classement objectif, par exemple sur la base du nombre des condamnations.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

J'entends bien, et j'imagine que la corruption peut être considérée comme largement normale dans certains pays.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

En outre, ce résultat nous est d'autant plus désagréable que les pouvoirs publics, en particulier le Parlement, ont réalisé d'importants efforts dans ce domaine ces dernières années. L'arsenal dont nous disposons désormais est au niveau des meilleurs états dans ce domaine. Depuis 2000, une seule entreprise a été pénalement condamnée pour corruption en France. Cet élément pèse significativement sur l'IPC, et avec le temps cette perception devrait changer.

Ces éléments n'expliquent pour autant pas certaines aberrations géographiques que vous avez soulignées. La population de Singapour a manifestement plus confiance dans les mécanismes dont elle dispose. Je ne saurais pas dire si la corruption y est plus importante, mais la perception de nos concitoyens et milieux économiques de la corruption n'est pas bonne. Je suis convaincu qu'elle s'améliorera dans les prochaines années, en vertu des mécanismes mis en place.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Vous êtes vous-mêmes passés du public à l'entreprise, après un passage par le cabinet du premier ministre. Après plusieurs postes à Canal Plus, vous êtes revenus dans le secteur public. Pouvez-vous nous expliquer vos motivations ? Nous cherchons précisément à comprendre ce qui pousse certains hauts fonctionnaires à de tels parcours.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

J'ai toujours aimé changer, même quand j'étais dans la fonction publique. J'ai été en poste au Conseil d'État, à Bruxelles, et à Paris, par goût personnel. Quand j'ai intégré l'ENA, j'étais très motivé par la chose publique et l'intérêt général, et je n'ai pas été déçu pendant les 14 ans que j'ai passés au sein de la fonction publique. Je n'ai donc pas demandé ma disponibilité par dépit. J'ai effectué un travail très intéressant. C'était en outre sans doute une période plus glorieuse pour la fonction publique, dans les années 70, et nous pourrons y revenir. Nous étions portés par un certain colbertisme volontariste, et c'était l'époque des grands plans. C'était exaltant pour un jeune fonctionnaire.

J'ai bifurqué parce que Canal Plus m'a fait une proposition, je n'avais pas particulièrement le souhait de rejoindre l'audiovisuel. J'ai voulu mener une activité entrepreneuriale.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

Je ne peux pas répondre pour André Rousselet.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

Non, il m'a indiqué qu'il cherchait quelqu'un pour intégrer une équipe de développement, et c'est ce qui m'a plu. Canal Plus était encore une petite société, pour laquelle André Rousselet avait de grands projets, notamment internationaux. Je n'ai pas été déçu. J'ai quitté la fonction publique parce que le défi m'intéressait.

Passer du public au privé n'est pas si simple. Le changement de culture est important, et c'est une prise de risque significative. Nous ne sommes pas assurés de réussir dans un environnement différent. Pour autant, ce défi m'attirait.

Je suis revenu dans la sphère publique pour retrouver une activité professionnelle. J'ai démissionné de la fonction publique en 2000, à l'expiration de ma disponibilité. En 2003, j'ai fait partie d'un plan de sauvegarde de l'emploi à Canal Plus, ce qui m'a conduit pour la première fois de ma vie à rechercher du travail sur le marché de l'emploi. J'ai rencontré plusieurs entreprises potentiellement intéressées, dont la Poste. J'étais heureux de reprendre une vie professionnelle dans laquelle je pourrais mêler des questions d'entreprise et d'intérêt général, puisque j'ai été chargé de la mise en oeuvre des missions de service public. J'ai eu le plaisir de réconcilier ces deux dimensions sur la fin de ma carrière.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

Oui, puisque j'avais démissionné de la fonction publique.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

J'ai été nommé à cette commission juste avant mon départ en retraite. Cet organisme est composé de fonctionnaires et de représentants du privé. Au vu des sujets évoqués, ce mélange crée une richesse. L'objectif de la commission est de valoriser des entreprises. Les cultures se combinent, ce qui permet de travailler de façon satisfaisante.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Cette commission m'a toujours intrigué. Il me semblait que le rôle de l'État n'était pas de gagner de l'argent. Pour vous donner un exemple, quand EADS a rencontré des difficultés, le cours de son action a chuté. La Commission a immédiatement recommandé au ministre de vendre les participations de l'État, ce qui aurait précipité la catastrophe. Il a refusé. Je comprends que l'État s'efforce de gérer au mieux ses participations, mais cette volonté de valoriser m'étonne.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

La Commission ne joue aucun rôle dans l'opportunité de vendre des participations.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

Parce que le Conseil constitutionnel l'a exigé en 1986. La Commission a pour mission de protéger le patrimoine de l'État, pour éviter qu'il soit bradé. Nous disposons à ce titre d'un pouvoir exorbitant du droit commun, puisque nous rendons un avis conforme au ministre. Si nous fixons le cours d'une action, le ministre n'a pas le droit de vendre en-dessous.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

En effet. Notre mission est de protéger le patrimoine public d'une sous-valorisation.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

À ceci près que l'immobilier fluctue moins que la valorisation d'une entreprise. Selon vous, certains éléments devraient-ils être changés dans le système actuel, en ce qui concerne par exemple la Commission de déontologie ou la durée de disponibilité de dix ans ?

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

Notre sentiment est que la France dispose d'un appareil plutôt bon. Nous avons réalisé une étude comparative des mesures prises dans ce domaine. Depuis la loi de 2016, nous disposons de déclarations d'intérêts de hauts fonctionnaires, ou de déontologues. Il faut maintenant faire vivre ce corps de doctrine. Vous pourriez d'ailleurs demander, après deux ans, un rapport sur la mise en oeuvre de cette loi. Je pense que de notre côté, nous étudierons son application l'année prochaine, pour formuler éventuellement des propositions.

La Commission de déontologie est accusée d'opacité, puisque ses avis ne sont pas publics. Sous réserve de protéger la vie privée, la publicité de ses avis nous semblerait de nature à lever une partie des suspicions. Par ailleurs, il n'y a pas vraiment de suivi des obligations et restrictions qu'elle impose. Elles ne sont pas connues, et il conviendrait de les suivre régulièrement, avec la personne voire l'entreprise qui l'a accueillie.

En ce qui concerne les retours, des propositions ont été avancées pour que la Commission soit compétente quand un salarié du secteur privé revient dans la fonction publique. Il me semblerait normal que la Commission rende un avis dans de telles circonstances.

Enfin, comme je l'indiquais précédemment, nous suggérons également une procédure de vérification fiscale préalable pour les fonctionnaires nommés en Conseil des ministres, comme pour les ministres.

Ce ne sont pas des mesures spectaculaires, mais elles permettraient de fluidifier le dispositif, et de le rendre plus transparent et donc acceptable. Le secret dans lequel elle travaille affecte sa crédibilité.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

En ce qui concerne la durée de disponibilité, vous avez bénéficié d'un délai de dix ans. S'il avait été plus long, auriez-vous démissionné ?

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

La disponibilité n'est à mon sens pas mauvaise. Elle donne un minimum de confort à une personne qui prend un risque, et c'est un droit issu du statut de la fonction publique. A l'inverse elle donne à l'État la possibilité de récupérer son agent si son incursion dans le privé n'est pas fructueuse.

Mon expérience me conduit à considérer qu'avec le temps, le retour est quasiment impossible. Vous ne cotisez plus pour votre retraite, et vous ne bénéficiez plus d'avancement, ce qui semble tout à fait légitime.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

La loi sur les parcours professionnels comprend un article contesté à ce sujet.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

En effet. Je suis assez partisan du système actuel, qui préserve l'intérêt de chacun tout en actant une coupure, ce qui suspend l'avancement et les droits à la retraite. Au cours des premières années, vous avez la sécurité de disposer de ce filet, mais avec le temps l'écart s'accroît. Si vous revenez dans votre corps d'origine après six ou sept ans, la différence d'avancement par rapport à vos collègues rend la situation complexe. Je ne vois donc pas la nécessité d'aller au-delà de dix ans.

Debut de section - Permalien
Marc-André Feffer

La durée actuelle constitue-t-elle une gêne ? Peut-être. Je dirais que le délai au-delà duquel le retour est difficile est de l'ordre de 6 à 7 ans. La question par rapport à l'amendement que vous avez mentionné est celle de l'intérêt de l'État. A-t-il intérêt à modifier le système pour récupérer certains de ses serviteurs ? Dans certains domaines comme la santé, il peut y avoir des allers-retours, et l'État a alors intérêt à ne pas trop pénaliser ceux qui le quittent, afin d'organiser une forme de mouvement permanent. A défaut, je ne vois pas l'intérêt de changer le système.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Merci.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Monsieur Gérard, merci de votre présence à cette commission d'enquête sur les mutations de la Haute Fonction publique et leur incidence sur le fonctionnement des institutions.

Depuis 1969, les réformes de l'ENA se sont succédé. Le fait qu'il s'agisse du « pire du système à l'exception de tous les autres » s'est, semble-t-il, progressivement imposé. L'ENA s'est elle-même penchée sur la question de l'avenir des fonctionnaires qu'elle forme avec l'association des anciens élèves. Nous avons alors pris connaissance des statistiques relatives au « pantouflage ». Nous nous intéressons plus particulièrement aux grands corps et à l'intérêt que présente le fait de les recruter, au moins partiellement, par le biais de l'ENA. Pensez-vous que, si le recrutement dans les grands corps ne se faisait plus à la sortie de l'ENA, nous aurions moins de candidats volontaires pour intégrer l'école ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Gérard prête serment.

Je vous remercie. Je vous laisse la parole pour un propos liminaire.

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

L'ENA est à la fois admirée et décriée. Elle a été créée par le Général de Gaulle en 1945. Il s'agit de la troisième tentative de création d'une école d'administration. La première avait été créée par Hippolyte Carnot en 1848, pendant le gouvernement provisoire précédant la Deuxième république. Elle a été dissoute un an plus tard. En 1936, Jean Zay, alors Ministre de l'Instruction publique, a proposé au gouvernement de Front Populaire de créer une nouvelle école d'administration. Ce projet de loi a créé un tollé au Sénat et l'affaire a ainsi été abandonnée.

En 1945, Michel Debré était conseiller du Général de Gaulle. Il avait tout particulièrement été marqué par Marc Bloch, qui dans « L'Étrange Défaite », disait que la défaite française était due à une absence de service d'information, mais également de services statistiques et de prévision. Bloch décriait des administrations se cooptant corps par corps, avec des fonctionnaires mis en poste par un de leurs parents. Michel Debré a donc souhaité construire la Fonction publique sur un modèle démocratique.

À compter de 1945, les hauts corps de l'état dépendant de l'exécutif sont donc recrutés par un concours unique. Dès la démission du Général de Gaulle en 1946, tous les corps ont tenté d'imposer des exceptions à l'ENA. Le gouvernement de la Quatrième république s'y est opposé et l'ENA a continué son cours.

Il existait à l'époque deux concours au mérite, le premier pour les étudiants de droit, d'économie, de sciences politiques, voire d'histoire et de lettres, et le second pour les fonctionnaires de Ministère, de préfecture ou de rectorat, ayant pour ambition d'atteindre la Haute Fonction publique. Il s'est agi de la première école mixte en France. L'ENA valorise l'expérience en alternance, avec des stages et des cours. Les élèves étrangers y sont également accueillis.

Tous ces principes sont retrouvés dans l'ENA d'aujourd'hui. Il me semble que ce sont de bons principes. Un troisième concours a toutefois été ajouté, réservé aux personnes témoignant de huit années d'activité professionnelle dans le secteur privé, politique ou associatif. J'ai demandé la création d'un quatrième concours, afin d'accueillir à compter de 2019, quelques Docteurs en sciences. Environ un tiers de nos élèves proviennent de l'étranger, ce qui assure à la France un rayonnement international.

Les programmes ont été améliorés, avec une emphase sur le numérique et la pratique, par exemple la gestion d'une négociation budgétaire ou d'un texte à Bruxelles. La formation en continu et l'alternance ont été développées.

Selon moi, les grands corps doivent être recrutés par la Haute Fonction publique, sans aucune hésitation. L'attractivité de l'ENA est notamment due aux débouchés qu'elle offre à sa sortie. Les corps d'inspection et de contrôle sont des phares de l'Administration française. Un certain nombre de jeunes ne se dirigeraient pas vers l'ENA si elle ne débouchait pas sur ces grands corps.

Il ne me semble pas opportun de recruter les élèves dans un seul et unique corps, pour ensuite les répartir par corps lors de concours organisés cinq ans plus tard. La moyenne d'âge d'entrée des élèves est de 29,7 ans. Les élèves sortent donc de l'ENA à 31,7 ans en moyenne. Il serait tardif d'organiser une deuxième sélection après autant d'années.

S'agit-il de refuser des opportunités d'évolution intéressante à la jeunesse ? Ce sont les jeunes, tels que Blum ou Friedman, qui ont fait la grandeur du droit administratif français et proposé des solutions juridiques.

Je ne pense donc pas qu'il soit négatif que les grands corps puissent étudier à l'ENA. Cependant, afin que les grands corps s'ouvrent, il est impératif que les Énarques aillent « voir ailleurs » de temps en temps afin que d'autres, qui n'ont pas eu autant de succès qu'eux au classement, puissent directement avoir accès aux grands corps.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Monsieur le Directeur, vous avez rappelé que la mission de l'ENA était de conforter la démocratie républicaine. Or, la situation actuelle semble être le contraire. Les grands corps ont récupéré le pouvoir qu'ils détenaient jadis dans la répartition des pouvoirs. Les mécanismes sont certes plus subtils qu'une simple cooptation.

L'entrée de l'ENA est similaire à celui des autres grandes écoles. Les différences se ressentent davantage au niveau de l'entrée des grands corps. Jugez-vous ou non, comme moi, que les études, telles qu'elles sont menées à l'ENA actuellement, renforcent ce contre quoi l'ENA luttait dès sa création ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Aujourd'hui, les choses sont bien plus différentes qu'on le croit. Lorsque j'étais étudiant, le « grand oral » de l'ENA n'était composé que de questions de culture générale. Il s'agissait d'un élément discriminant en termes d'origine et de milieu sociaux. Cependant, nous avons modifié l'organisation du concours. Le « grand oral » est devenu un entretien, visant à évaluer le parcours, les ambitions et les valeurs des étudiants.

Sur la dernière promotion, entrée en décembre 2017, 29,8 % des élèves de l'ENA étaient boursiers de l'enseignement supérieur. Nous ne comptons dans cette promotion aucun enfant de ministre ou d'ancien ministre, ni d'enfant de parlementaire ou d'ancien parlementaire. Aucun enfant d'ancien élève de l'ENA n'est inscrit dans cette promotion 2018. Le concours interne et le troisième concours ont attiré des publics tout à fait différents.

Sur les trente premiers élèves sortants ayant pris leurs fonctions dans des Ministères ou des corps de contrôle au 1er janvier 2018, dix provenaient du concours interne et vingt du concours externe. Cinq ans auparavant, les élèves du concours externe monopolisaient les postes les plus intéressants.

Nous avons créé en 2010 un centre de préparation à l'ENA pour 25 élèves de milieux modestes, ruraux ou de banlieue, ayant réussi leurs études. Ces élèves se voient attribuer une chambre universitaire en face des locaux parisiens de l'ENA, rue de l'Observatoire. Ils sont coachés par de jeunes anciens élèves. Leurs résultats sont excellents. Une deuxième classe de préparation sera créée à Strasbourg, à compter de septembre 2019.

Les élèves se trouvant en stage auprès d'un préfet se rendront dans les lycées des petites villes afin de promouvoir l'ENA auprès des lycéens. En effet, les candidats à la fonction publique se font de moins en moins nombreux.

Je pense donc que le recrutement par l'ENA est tout à fait bénéfique, à condition que les grands corps s'ouvrent à la diversité.

Les élèves de l'ENA réalisent un stage à l'international ou en Europe, mais également un stage en préfecture et un stage en entreprise. Nous avons remarqué que les pères ou mères de famille, le plus souvent issus du troisième concours ou du concours interne, connaissaient des difficultés à réaliser les allers-retours que requièrent ces stages. Nous avons donc rassemblé la totalité des stages en première année, en leur proposant de réaliser tous leurs stages « internationaux » et « européens » à Paris, à l'UNESCO ou à l'OCDE. Sur les quinze premiers élèves du concours, cinq étaient issus du concours interne, souvent issus de milieux modestes.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Si une grande partie des grands corps, voire la majeure partie s'agissant notamment de l'Inspection des finances, se retrouve dans les entreprises, la fonction de l'ENA est-elle de créer des gestionnaires d'entreprise ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

En 1945, toutes les entreprises étaient nationalisées. L'ENA formait alors des fonctionnaires qui géraient l'économie administrée.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

L'objectif n'était pas le même. Il ne s'agissait alors pas de réaliser un maximum de profit, mais bien de relancer la croissance de la France.

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Toujours est-il qu'il était alors considéré comme normal que les Enarques se dirigent vers les entreprises privées. En 2015, à l'occasion des 70 ans de l'ENA, nous avons réalisé une étude sur dix cohortes d'Énarques, entre 1986 et 2015. 78 % des élèves de ces dix cohortes n'ont jamais quitté l'État. 14 % sont passés dans le privé et 8 % y sont restés définitivement.

En ce qui concerne les grands corps, 34 % des Inspecteurs des Finances ont effectué un passage durable dans le privé, 20 % des étudiants issus de la Cour des Comptes ont effectué un passage durable dans le privé et 11,5 % de ceux qui ont issus du Conseil d'État ont effectué un passage durable dans le privé. Les résultats varient selon les corps.

Je ne suis plus responsable des élèves une fois qu'ils sont remis à l'Administration. On remarque qu'au bout d'un certain nombre d'années, des cadres supérieurs de l'État anciennement Directeurs de l'Administration centrale, remerciés pour une quelconque raison, cherchent à se diriger vers le domaine privé.

Il ne me semble pas choquant qu'un élève de l'ENA se rende dans le privé, deux à trois fois dans sa carrière, pour deux ou trois ans à chaque fois. Au contraire, cela enrichit le savoir de l'élève et le rend plus sensible à l'innovation. Les règles de « pantoufle » sont limitées dans la mesure où ce sont les entreprises qui remboursent aux élèves en question.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Vous confirmez donc qu'ils occupent des places au détriment d'autres candidats ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Oui. Cependant, ils se voient rapidement remplacés. Les élèves sont obligés par la loi de servir l'État pendant dix ans. Toutefois, la majorité des élèves ne souhaite pas servir l'État toute sa vie.

Nous proposons des enseignements d'éthique et de déontologie, dispensés notamment par Monsieur Christian Vigouroux, spécialiste du sujet. Nous ne pouvons cependant pas demander aux écoles de contrôler leurs élèves vingt ou trente ans après la fin de leurs études.

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Vous venez de mentionner l'engagement décennal. Comment le mettez-vous en oeuvre de manière concrète et quelles sont les démarches entreprises pour recouvrir les frais de scolarité d'un élève qui ne respecterait plus cet engagement décennal ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

L'engagement décennal est signé par les élèves à la sortie de l'école. Cet engagement est ensuite transmis à son premier employeur et à la Direction Générale de l'Administration de la Fonction Publique. Lorsque l'élève souhaite sortir avant la fin de son engagement décennal, il n'a rien à rembourser à l'ENA.

Selon le décret du 14 novembre 2014 numéro 2014-1370, si l'élève quitte sa position au bout de cinq ans, il doit cependant rembourser à l'État l'équivalent de ses deux dernières années de salaire en tant que fonctionnaire, soit bien plus que ce qu'il a perçu à l'ENA. Au-delà de six ans, cette somme est réduite de 20 % pour chaque année de service.

Les élèves qui remboursent leurs frais de scolarité à l'ENA sont ceux qui refusent le poste qui leur est proposé à leur sortie de l'ENA. Ces cas sont globalement rares.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Vous indiquez donc que l'engagement n'est pas toujours sur dix ans. Sur les statistiques de passage dans le privé je crois que ceux de l'Inspection des Finances sont particuliers.

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Tout à fait. Toutefois, tout engagement d'une durée inférieure à dix ans est pénalisé.

75 % des Inspecteurs des finances effectuent un passage dans le privé. Pourtant, seuls 34 % effectuent un passage durable dans le privé. Je vous transmettrai les résultats de cette étude statistique.

Nous faisons parfois rembourser la « pantoufle » à des étudiants prenant des responsabilités dans l'Administration européenne. Je trouve cela choquant puisqu'il s'agit d'un levier d'influence français. Il n'existe pas de politique unique et chaque Administration gère ses remboursements comme elle l'entend. Ceci est bien dommage puisqu'il existe un réel sujet de l'influence de la France sur l'administration européenne. Nous avons besoin de candidats à l'Administration européenne, afin d'éviter une sous-représentation française. Seuls 7,6 % des candidats à l'Administration de la Commission sont français, contre 18,6 % d'Italiens, 10,9 % d'Espagnols et 9,3 % de Roumains. Or, 17 % des fonctionnaires français en poste dans les instances européennes partiront en retraite d'ici 2020. Nous avons beaucoup de mal à les remplacer. Afin de pallier cette situation, l'ENA a donc mis en place une préparation spéciale au Concours européen.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Quel est votre sentiment sur le dispositif actuel d'autorisation de départ vers le privé, les conditions de retour, la clause de dix ans de disponibilité, ainsi que le fonctionnement de la Commission de déontologie ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Je pense que trois séquences de trois ans sont préférables à une longue séquence de dix ans, afin de s'assurer que les élèves reviennent du domaine privé.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Pensez-vous, dès lors, que ces allers-retours sont un événement positif ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Bien sûr, s'ils se font dans le respect des lois en vigueur.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Comment est fixé le nombre d'énarques qui peuvent intégrer les grands corps, voire certains Ministères, à leur sortie de l'ENA ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Ce chiffre est fixé par un arrêté du Premier ministre qui paraîtra la semaine prochaine. Nous avons parfois diminué le nombre des grands corps et augmenté les autres.

Il existe depuis une dizaine d`années une tendance à multiplier les concours d'entrée parallèles, visant à contourner l'ENA, que je trouve particulièrement choquante et dommageable.

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

La formation coûte moins cher et les élèves sont moins bien formés.

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Une dizaine d'années.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Delahaye

Pensez-vous qu'un ou une DRH soit nécessaire au niveau de l'État ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Un ou une DRH est sans aucun doute nécessaire pour gérer la Haute Administration de l'État. Certains s'en vont faute de s'être vu proposer une affectation. Les postes de Directeur d'Administration Centrale ou de Chef de service font dorénavant l'objet de Comités d'audition, ce qui améliore légèrement la situation. Toutefois, il n'existe pas de réelle DRH de la Haute Administration de l'État français.

Depuis quelques années, Matignon a mis en place un groupe nommé « Cycle supérieur de management de l'État » ou CSME qui demande à l'ensemble des Ministères de recenser les personnes considérées comme « valables ». Cependant, ce groupe se préoccupe essentiellement des personnes prenant leur premier poste. Il n'existe aucun suivi des « seniors ». Il est nécessaire de ne pas négliger les compétences des personnels.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Est-il vrai que les grands corps recrutent les élèves dès la publication du classement de sortie ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Cela a été vrai mais ne l'est plus. Nous ne communiquons plus publiquement le classement de sortie.

Toutes les Administrations viennent recruter à l'ENA en mai. Le classement n'est pourtant publié qu'en novembre. En effet, la motivation des élèves compte autant que leur place au classement. Nous nous doutons cependant que les élèves divulguent leur place au classement.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Certains réformateurs souhaitent transformer l'ENA en une école « de guerre » à laquelle on ne peut accéder qu'après une longue carrière, supprimant ainsi la différence d'âge entre les différents concours ? Cela vous paraît-il loufoque ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

La moyenne d'âge a augmenté, notamment pour les élèves du concours externe, qui ont en moyenne 27 ans. Les élèves du concours interne ont en moyenne 33 ans. Je ne pense pas qu'imiter le système de l'armée soit une décision importante. Je ne considère pas choquant que de jeunes talents prennent leurs postes dans l'Administration.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Certains élèves, vers 35 ans, estiment avoir fait le tour de leur fonction et quittent leur poste.

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

C'est parce qu'ils comparent leur carrière à celle de leurs homologues du privé. À la solution de l'école « de guerre », je préfère celle d'une DRH des Hauts Fonctionnaires de l'État, qui placerait les fonctionnaires selon leurs aptitudes et leurs points forts. Les « juniors » sont supervisés par des « seniors ». Les jeunes issus de la magistrature portent des responsabilités énormes, sûrement supérieures à celles des élèves de l'ENA. Par ailleurs, peu de fonctionnaires atteignent le haut de la pyramide avant 40 ans. Les fonctionnaires souhaitent eux-mêmes quitter le service de l'État et évoluer vers le privé. L'État doit donc utiliser ses ressources humaines intelligemment.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre-Yves Collombat

Pouvez-vous nous dire plus précisément ce qu'est la scolarité de l'ENA ? On dit qu'il s'agit d'une école « d'application », bien que généraliste.

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Les résultats des différents concours sont proclamés en décembre. L'élève arrive en janvier à Strasbourg. Les premiers mois servent de préparation au premier stage International. Le rôle de l'État et les problématiques de sécurité nationale font également l'objet d'une étude approfondie. Les élèves partent ensuite pendant quatre mois dans une ambassade ou une institution européenne. Ils reviennent avant de repartir en préfecture jusqu'au mois de novembre. Du 15 décembre au 8 février, les élèves seront envoyés en entreprise. Ils reviendront ensuite à Strasbourg.

À Strasbourg, des enseignements de politique territoriale sont dispensés, qui s'appuient sur ce qu'ils ont constaté lors de leurs stages en préfecture. Les administrateurs d'État et les administrateurs territoriaux travaillent ensemble, par exemple sur des questions de logement. Les enseignements de question européenne se déroulent dans les locaux du Parlement européen, où les élèves apprennent la négociation de textes. Les élèves sont également formés à la légistique, ils apprennent à écrire des arrêtés, des décrets et des textes de loi. J'ai demandé à ce qu'on leur apprenne à supprimer un texte.

Les enseignements de gestion et de management public concernent entre autres la conduite de projet et la gestion des collaborateurs. Les autres enseignements portent sur les questions internationales, les langues et le sport. Par ailleurs, j'ai introduit cette année des conférences portant sur les sciences. En effet, les administrateurs de demain devront s'intéresser davantage aux sciences.

L'année se termine à la fin du mois d'octobre, avec les épreuves de sortie. Les résultats sont publiés à compter du 12 novembre. C'est seulement vers la fin décembre, à l'occasion d'une cérémonie, que chaque élève choisit son poste.

Debut de section - PermalienPhoto de Sophie Taillé-Polian

Merci pour ces informations pratiques. Quelles sont les disciplines évaluées lors du concours de sortie, qui occasionnent ensuite un classement ?

Debut de section - Permalien
Patrick Gérard

Ce sont toutes celles que j'ai décrites ci-dessus, y compris le sport.